Pissotières et homosexualité
rencontre furtive, cachée, honteuse
Aujourd’hui on déboulonne les statues des héros d’hier qui ne sont réduits qu’à leur dimension esclavagiste ou colonialiste comme si cette dimension n’était pas le propre de notre société durant les siècles précédents. Plutôt que de l’expliquer, on préfère le cacher.
Dans les années 80, on a déboulonné les dernières 400 pissotières (sur les 4000 initiales) qui ponctuaient l’espace urbain parisien depuis le début du 19ème siècle. Nos villes de région ont emboîté le pas et se sont équipées, comme toutes les villes civilisées, de sanisettes payantes, propres et surtout individuelles où toute rencontre est très difficile.
Il est vrai aussi que les homosexuels eux-mêmes, après 3 décennies de combats pour gagner leur respectabilité, leur dignité, n’ont pas très envie de parler de ces lieux immondes, malodorants, couverts de graffitis pornographiques qui leur servaient de lieux de rencontres. La rencontre furtive, cachée, honteuse n’est pas très compatible avec la transparence sur son orientation sexuelle, la visibilité ou la fierté homosexuelle.
Des lieux neutres
Pourquoi ces édicules ont ils été, durant si longtemps, des lieux de rencontre homosexuelle masculine incontournables ? La première raison est que la rencontre entre hommes ne pouvait pas se faire dans les lieux de convivialité habituellement réservés à la rencontre hétérosexuelle (bars, bals populaires, fêtes familiales, etc…).
Pour des raisons de discrétion, mais aussi de sécurité, elle ne pouvait se faire que dans des lieux spécifiques. Pour les homosexuels qui s’assumaient, mais qui n’étaient qu’une petite minorité souvent urbaine et intellectuelle, il existait pour cela des lieux clairement identifiés comme dévolus à la rencontre homosexuelle : bars, clubs, saunas, etc…
Mais le fait de franchir la porte de ces lieux était déjà un « aveu » de son homosexualité. Alors, pour la majorité des homosexuels, qui vivaient souvent une double vie, qui cachaient leur homosexualité à leur entourage, à leur famille, à leur femme et à leurs enfants et souvent d’ailleurs à eux même, ou qui n’avaient tout simplement pas les moyens de se payer un verre dans des clubs gay aux tarifs exorbitants, il restait quelques lieux « neutres » mais aussi gratuits où on pouvait toujours avoir l’alibi d’y être venu pour autre chose.
Les parcs et jardins étaient des lieux où monsieur allait faire pisser le chien la nuit tombée, mais évidement pas pour y faire des rencontres dans les buissons. Ah si on pouvait faire parler la mémoire des chiens à son papa…
Et donc la vespasienne était réservée aux hommes qui voulaient simplement soulager leur vessie et non à ceux qui l’occupaient durant des heures pour y consommer du sexe sur place avec d’autres hommes.
Des codes, des pratiques et un vocabulaire spécifiques
Bon d’accord. Les pissotières étaient des lieux de rencontres pour homosexuels. Mais quel rapport avec la culture ? Si on se place du point de vue du sociologue, la culture se définit comme ce qui est commun à un groupe d’individus. C’est un ensemble de pratiques qui se transmet dans le temps et dans l’espace et qui fédère un groupe humain qui se reconnaît à travers ses pratiques, ses coutumes, ses modes de vie.
Des invertis du 19ème siècle aux gays des années 80 en passant par les pédérastes des années 30 ou 40, tous ont eu en commun un même mode d’action pour minimiser les risques de l’exercice tout en obtenant une grande efficacité pour une rencontre dans un minimum de temps et avec un maximum de discrétion mais aussi de plaisir, voire de fantasmes. Et si ces pratiques ont été transmises durant plus de deux siècles (et probablement davantage), elles l’ont été aussi d’un bout de la planète à l’autre. De New-York à Pékin, en passant par Paris, Berlin ou Londres, les modes d’action étaient similaires.
» tasse «
La « tasse » était probablement le mot le plus utilisé par les homos français, mais on pouvait aussi parler de « théières », de « ginettes », de « protestantes », de « chapelles », de « causeuses », de « circulaires », de « baies », etc… etc… L’anglais était d’ailleurs aussi riche que le français dans ce domaine avec ses « tee-room » ou autres « facilities » qui se substituaient au mot « urinals ».
Convivialité et brassage social
Mais la « culture des pissotières » ce n’est pas que le sexe facile et rapide. Les tasses étaient aussi des endroits de convivialité et de brassage social. Si, pour des raisons pratiques découlant probablement d’une misogynie de la société, les femmes en étaient exclues, on y retrouvait toutes les générations, toutes les origines ethniques, sociales, du jeune étudiant au chef d’entreprise en passant par le petit artisan, de l’immigré au bourgeois établi, du grand père syndicaliste au fils de bonne famille…
Quand j’entends le mot culture, je sors mon…
Évidemment la culture peut avoir aussi une dimension artistique et là il faut bien reconnaître que, concernant les vespasiennes, cette dimension est moins évidente.
Évidemment on trouvera toujours un amateur d’architecture pour nous démontrer que ces édicules étaient des œuvres d’arts alliant fonctionnalité et esthétique. Certaines ont été effectivement des chefs d’œuvre de l’art déco et plusieurs générations d’architectes se sont intéressées à imaginer des pissotières.
D’autres, amateurs de « street art », vont s’attacher à la richesse des graffitis qui ornaient portes et parois de ces lieux d’aisance et dont il ne reste aujourd’hui que quelques photos de collectionneurs ou quelques souvenirs d’amateurs.
Les références littéraires…
Plus provocateurs, et élèves de Marcel Duchamp qui fit rentrer l’urinoir dans les musées d’art contemporain, certains vont y déceler un lieu de subversion, de provocation, de révolte contre une société normée, formatée et politiquement correcte. Ce qui peut être aussi une des fonctions de l’art.
La littérature française, mais pas uniquement, fait parfois également référence à ces vespasiennes et à leur fonction de lieux de rencontres. Il suffit, pour cela, de relire des auteurs homos ou hétéros comme Roger Peyreffite, Jean Genet, Albert Simonin, Céline, Auguste Le Breton, Marcel Pagnol…
Nicole Canet aborde d’ailleurs ce thème des vespasiennes dans deux de ses livres qui en donnent le mode d’emploi : « Hôtels Garnis » et « Garçons de joie »
Mais on retrouve aussi ce thème dans la chanson, la peinture, la poésie…
Des souvenirs chez les gays normands
La dimension régionale du site Gayviking nous interroge aussi sur les traces de cette culture des vespasiennes en Normandie. Ici, comme ailleurs, la plupart de ces édicules ont disparu dans les années 80 à 90.
Rouen
A Rouen, les tasses les plus fréquentées étaient celles de la gare, de la rue de Lecat à proximité de l’Hôtel Dieu (Préfecture), celles à coté de l’église Saint Maclou, de Saint Gervais mais aussi celles du square Verdrel. Dans ce square aux buissons accueillants, une vespasienne classique bordait la rue Jeanne d’Arc et un WC aux cabines fermées mais gardiennées à l’intérieur du square permettait des rencontres en journée. D’autres pissotières pouvaient parfois donner de bon résultats : rue Louis Ricard ou sur la rive gauche : Place Saint Clément.
Le Havre
Au Havre, les vespasiennes ont une longue histoire. En 1885 on comptait dans la ville 21 urinoirs et 8 cabinets fermés. Dans les années 50, lors de la reconstruction de la ville, les architectes n’oublièrent pas de doter la nouvelle ville de vespasiennes style « années 50 ». « La société des kiosques Renzi » fut chargée d’en mettre un grand nombre en place. Ces vespasiennes en béton armé furent caractéristiques de cette époque et le Havre fut une des rares villes à les conserver après que Decaux ait envahi les villes françaises avec ses sanisettes.
Les homos havrais se rencontraient aux toilettes de la place Danton devant l’ancienne prison aujourd’hui disparue, de la rue Jean-Jacques Rousseau ou du cours de la République.
Caen
A Caen, la mémoire collective a retenu le WC des Fossés Saint Julien à côté de la place Saint Martin.
Puis à Alençon : le wc de la place du Palais, celui de la Poste, et celui derrière l’église Saint Léonard.
A Carenton : WC de la place Valnoble
Et aussi à Cherbourg :WC du stade
Chaque ville mais aussi chaque village normand possédait sa tasse, plus ou moins fréquentée. Mais la fréquentation était inversement proportionnelle à la motivation des usagers.
L’INTERVIEW
– « Les tasses, toilettes publiques, affaires privées« : livre paru en novembre 2019,
– « Proust aux Tasses – A la recherche des pissotières » : essai paru en avril 2020.
Marc Martin : J’ouvre mon ouvrage avec ces mots : « Dans le placard de la belle Histoire, les pissotières font tache ». Et c’est justement parce que ce genre de rencontre a toujours été dénigré que j’ai voulu mettre en lumière ces pratiques de l’ombre pour rendre hommage à tous ces hommes qui se rencontraient là et qu’on a toujours stigmatisé. Les pissotières ont aussi permis à des générations d’hommes dans le placard de vivre une sexualité, quand bien même elle était cachée. (et notamment lorsque l’homosexualité était interdite, ils entraient dans une pissotière avec l’alibi du besoin naturel). Ces lieux dans l’espace public abritaient des échanges privés inconcevables ailleurs à l’époque. Voilà pourquoi mes photos sont chatoyantes et lumineuses. Pour casser l’image sordide qu’on leur colle depuis toujours (y compris au sein de la communauté LGBTQI aujourd’hui).
… lieux de résistance
Marc Devirnoy : Une dimension moins connue de ces lieux de rencontres en fit aussi des lieux de résistance ou d’expression politique. Que sait-on à ce sujet ?
Marc Martin : Les Résistants pendant la guerre utilisaient les vespasiennes pour se donner rendez-vous discrètement, pour s’échanger des informations, des petits colis. Ils écrivaient sur l’ardoise, entre les graffiti salaces, leurs messages codés. Les pissotières furent aussi un lieu de résistance, dans l’espace public, à l’hétéronormalité ! Les activités détournées dans les pissotières impliquaient des prises de risques considérables à l’époque. La police surveillait les endroits mais le désir de ces hommes était plus fort que l’oppression. En milieu hostile à l’homosexualité, les pissotières, aussi sordides soient-elles en apparence, ont bel et bien permis à des générations de s’émanciper. Ils vivaient là une liberté sexuelle qu’on ne leur accordait pas ailleurs. Quand bien même le danger, la puanteur…
Marc Martin : Dans chaque ville, chaque village, les tasses (autrement dit les pissotières) réunissaient toutes sortes d’hommes : hétéros et homosexuels, masculins et efféminés, jeunes et vieux, riches et pauvres… Les grands auteurs et les bas-fonds ! Ce brassage social généré par ces édicules publics aujourd’hui disparus m’a fasciné. Mon ouvrage est à la fois historique et artistique.
Prochaine exposition de Marc Martin :
MARC MARTIN, LES TASSES à LaVallée-Bruxelles (Rue Adolphe LaVallée 39,
1080 Molenbeek-Saint-Jean. Bruxelles).
EXPOSITION GRATUITE proposée en 3 langues (FR. NL. EN.)
18 septembre – 3 octobre 2020
ouverture au public de 12h30 à 19h.
Nocturnes le samedi et dimanche.
Fermeture le lundi.
Vidéo sur l’exposition « Les Tasses » :